Ça fait bien trois tremblements d’estomac que mon ventre marque 13 heures passées. Mamie et Papy cherchent la place idéale depuis bien trop longtemps et la Renault 12 flambante neuve n’en peut plus.
— Là ! bredouille Grand-père d’un doigt tremblant.
Mamie engage déjà la manœuvre. La R12 finit d’expirer à l’ombre d’un arbre. Je bondis de la voiture, l’estomac aux aguets. Les parfums de la forêt m’ensorcelèrent. D’un geste sûr, Papy déploie une nappe à carreaux rouge et blanc à même le sol. Il replonge aussitôt dans le coffre de la voiture et la nappe se couvre de terrines, de salade de pommes de terre, de quiche aux légumes, de tomates confites, de raisin, de pain de campagne et de fromages.
Papy sait y faire pour classer les choses. Mamie sait y faire pour y donner du goût. Je dois leur faire honneur et ce fut fait. Que c’est bon d’avoir le ventre plein. L’endroit est agréable, la brise légère et elle suffit à renouveler les parfums qui viennent de la forêt. J’attends le bon moment. Je sais que l’attention des grands-parents se relâche dans les quelques minutes qui suivent le repas. Pendant que mes grands-parents feront leur digestion, je m’autoriserai l’exploration de rigueur. J’ai cru repérer une sente gardée par un bosquet qui sent très fort la résine. Derrière lui, le vent m’apporte des parfums en pointillés. Je dois explorer.
Grand-père s’est endormi sous le chêne le plus proche et Mamie vient de le rejoindre. Il est grand temps de débuter l’exploration. Je dépasse le bosquet et je suis emportée, submergée de parfums sublimes. Le contraste entre le parfum lourd du bosquet de Térébinthe et ceux, subtiles, du sentier est stupéfiant. La forêt semble m’inviter. Elle ouvre, devant moi, ce sentier comme on ouvre les bras. Deux grands arbres encadrent la sente comme une porte gigantesque. Ce sont des chênes verts, des Yeuses. Je sais les reconnaitre. Papy m’a appris quand il m’a raconté les aventures de Côme dans Le baron perché. Je suis admirative de ce garçon pas plus vieux que moi, qui ne voulait plus descendre des arbres et comment il traversait des régions entières sans jamais mettre un pied à terre. Ça devait être grandiose.
Le sentier monte doucement. Il est vraiment petit pour un chemin de randonneurs, presque intime, pudique. Un peu plus haut, le chemin passe entre des arbres qui sentent la tisane de Mamie. Ils doivent être des tilleuls. Chez nous, ils sont en forme de cube. Ici, leurs feuilles en forme de cœur dansent dans le vent. Les sons sont fantastiques. Les cigales font un concours de tintamarre. Plus je m’approche et plus c’est fort. Jusqu’à emplir l’air comme un parfum. Jusqu’à en devenir douloureux. Je n’ai jamais rien entendu de tel. Je dois m’approcher encore un peu. C’était juste un peu plus haut, juste là, derrière cette butte. Après cet arbre.
Les mains sur les oreilles, je me cache derrière le tronc rugueux pour ne pas les effrayer. C’est incroyable. Toutes les cigales sont en demi-cercles concentriques autour d’un énorme chêne tout biscornu, sans presque plus de feuilles. Je ne peux retenir un sifflement d’admiration. Erreur ! Toutes les cigales s’envolent d’un coup. La surprise me fait faire un pas de côté sur un caillou trop rond. Je m’étale de tout mon long. Mon genou droit accuse le choc. La douleur me foudroie. Je fonds en larmes. Les cigales se sont tues. J’essaie de me relever mais c’est trop douloureux. Un rire aérien vient cueillir mes sanglots.
— Ah ah ah ah ! Te voilà bien grise, gamine !
Je cherche du regard l’auteur de la phrase en essuyant mes larmes. Je suis effrayée.
— Je ne te veux aucun mal. Je ris car tu as payé le prix de ta curiosité.
— Où êtes-vous ? Je n’ai pas peur ! dis-je d’une voix plus aiguë que d’habitude.
— Je suis juste devant de ton nez, humaine. La voix vient de se poser devant moi dans un bruissement d’ailes.
— Mais t’es un oiseau … ça parle pas les oiseaux !?!
L’oiseau effectue une révérence sans me quitter de son œil sévère.
— Ça t’en prie et Ça ne parle pas à n’importe qui. Je suis une mouette, rieuse de surcroît, et ton manque d’éducation m’insulte.
— Je … je suis désolée, madame la mouette rieuse. Vous êtes loin de la mer alors je suis surprise. bredouille-je.
— Pleures-tu encore, gamine ?
— Non.
— Alors silence, la cérémonie va commencer.
— J’ai trop mal au genou ! dis-je en retenant mes larmes.
Madame la mouette rieuse hausse les ailes, soupire et s’envole.
— Ne me laisse pas toute seule !
Trop tard, l’oiseau se pose sur une haute branche, tourne du bec dans toutes les directions puis s’élance de nouveau. Il m’a abandonnée, la voiture est trop loin, Mamie et Papy dorment. Les minutes m’écrasent d’angoisse, mon genou m’envoie des vagues de douleur à chaque fois que mon coeur bat. Les cigales me regardent du haut de leur refuge. Certaines même s’approchent de moi comme si elles s’inquiétaient. Je serre mon genou pour étouffer la douleur. Les cigales les plus proches s’envolent d’un coup. Un oiseau vient de se poser. C’est la mouette qui est revenue. Elle a une fleur jaune dans le bec. Elle la dépose devant moi.
— Écrase cette fleur entre deux cailloux puis mets la sur ton genou. Tes semblables humains l’appellent Hélichryse. Elle va te soulager.
— Mais je .. l’oiseau m’interrompt, agacé.
— Tu rien du tout. Tu gâches la cérémonie. Tu te tais et tu t’exécutes.
Je m’exécute. Je ne veux pas que l’oiseau me laisse toute seule. Je trouve une pierre plate et une autre presque ronde et je fais une espèce de bouillie jaune. Je l’applique sur mon genou. Sa fraîcheur me soulage. Madame mouette semble colère. Mamie et Papy ne me croiront jamais. Une mouette qui parle et docteur en plus.
Les cigales reviennent dans un brouhaha. Elles s’installent de nouveau en demi-cercles autour de l’arbre biscornu. L’une d’entre elles est face aux autres, au pied de l’arbre. Elle frappe de la baguette sur une cupule de gland, pupitre improvisé. Un tak-tak-tak nerveux qui finit par ramener le calme. La cigale en chef inspire.
— Mes chères consœurs, si nous sommes réunies aujourd’hui, c’est pour saluer notre ami l’Arbre. Il a été le compagnon de nombreuses générations, infatigable roc …
— Madame mouette, qu’est-ce qu’elle raconte ? dis-je à voix basse.
— L’Arbre désire son dernier repos, tais-toi maintenant. siffle l’emplumée.
— … Infatigable roc, mon ami. reprenait de plus belle la cigale en chef. entends notre chant d’adieu. Qu’il te porte comme tu nous as portées mon frère, mon âme.
La cigale en chef lève sa baguette. La forêt se tait. Le premier cercle commence à faire un son sourd, puissant. Le second cercle reprend le premier en décalant de deux octaves. La vibration monte plus puissante encore. Mes os vibrent. Les deux premiers demi-cercles entrent en diapason. Le troisième cercle commence. C’est comme des vagues, il y a de la mélancolie mais ce n’est pas triste. C’est apaisant. Comme si la forêt ronronnait puis le silence se fait à nouveau. Madame mouette me regarde.
— Il est temps de partir humaine, sois reconnaissante et ne parle à personne du secret des fées.
Je fais oui de la tête sans pouvoir émettre un son. Mon genou me fait moins mal. Je peux me lever. Les cigales-fées ne s’envolent pas. Je repars dans un silence recueilli. Ce n’est que lorsque je reviens auprès de mes grands-parents que je peux dire quelque chose. Mamie et Papy s’inquiètent de ma mine déconfite. Je les rassure très vite en leur disant que j’ai fait un rêve si étrange que j’en ai mal au genou jaune. Le secret serait bien gardé. La Renault 12 est prête à partir.
JB nous invite à regarder de plus près le bouton d’or jaune de cette immortelle qui ressemble à un soleil miniature.
La prose de JB agit sur mon esprit comme un coup de vent dans une vallée encombrée par un brouillard pollué : la vue d’ensemble se métamorphose – elle prend l’allure du regard scrutateur du joaillier –
Pierre Bayle interrogeait les préjugés du monde en regardant les étoiles, Jean Henri Fabre mettait le nez au sol pour étudier les arthropodes .
Je fais le choix de regarder les arthropodes dans le ciel ….. avec des lunettes grossissantes !!!
PS / faute d’inattention dans le texte : Corriger « elle va te soulagER au lieu de soulagEAIT »
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